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vendredi 10 janvier 2014

Le paradoxe sale (Philo-débat)



C’est le nom dont j’affublerais quelqu’un qui s’en sort toujours, peu importe ce qu’il fait, comment il le fait, ainsi que l’impact et les traces qu’il laisse derrière lui en agissant de cette façon.
Me viennent en tête plein de noms…
Cependant, le paradoxe nous colle aussi à la peau, bien malgré nous.
La preuve en est que cette journée, en apparence anodine, me réservait des surprises qui, selon le jugement de l’un ou de l’autre, allait devenir prétexte à m’amuser.

Peut-être était-ce le soleil radieux de ce beau mardi ou la belle matinée passée en belle compagnie avec ma cadette, mais je me sentais dans une bulle formidable que personne n’aurait pu ébranler. Pas même ce chocolat chaud qu’elle avait renversé sur ses pantalons.
On a tout ramassé, on a continué à rigoler et à discuter d’enjeux existentiels. L’importance d’avoir au moins une passion. Qu’elle soit assez forte pour nous tirer du lit et faire fuir Morphée, la queue entre les jambes.
Rien n’aurait pu entacher cette belle journée.

Premier paradoxe...
Après avoir laissé ma fille à l’école, en route pour acheter du pain sur le boulevard Jacques Cartier, je suis talonné par un kid à palette dans sa BMW rouge cerise.
Ici, permettez-moi de mettre un repère chronologique.
Mardi 03 avril à 10 :15hrs.
La planète web est parfois bien petite.
Ce moron du volant pourrait bien se reconnaître!
Donc…
Je disais,
Sur la route, j’hésite à doubler ce gros camion de pompier par la gauche. Nous sommes à l’approche d’une courbe assez serrée. Le petit monsieur derrière moi, cherche à savoir ce qu’il peut bien y avoir dans mon coffre arrière… Ou peut-être voudrait-il faire du caravan bottine en s’accrochant à mon véhicule? Il met pas mal de pression pour que j’accélère.
Comme de fait, une fois dans la courbe, le camion de pompier n’a pas vraiment le choix et gruge la moitié de la deuxième voie. Il y a parfois de bons côtés à avoir une tête de mule…
Une fois la courbe écartée du chemin, j’accélère à 59 km/h pour me ranger dans la voie de droite, devant le camion de pompier.
La BMW passe en vitesse, irritée par ma vitesse de pépère…
À ce moment, mes synapses échangent tellement d’influx électriques qu’on dirait qu’il y a un banc de corneilles qui jacassent entre mes oreilles. La belle journée est restée loin derrière.
Rien n’aurait pu entacher cette journée ?
Pourquoi n’y a-t-il jamais de polices dans ces moments?
Les nuages s’écartent, pour libérer d’énormes colonnes de lumières éblouissantes et les anges descendent sur terre sous l’apparence de lumières rouges et bleus.
La BMW est prise en chasse et la sanction est implacable.
Pan!
Une contravention!
Je suis sidéré.
Ça arrive aussi aux trous du cul!?!

En sortant du magasin de produit de boulangerie, je constate que la voiture de police n’est pas très loin.
Je m’arrête, descends de mon véhicule et m’approche des policiers absorbés à observer la circulation.
Bonjour, dis-je, un peu inquiet de faire sursauter les deux agents et de me retrouver dans le rôle de l’agresseur alors qu’une petite voix dans ma tête me demande avec nervosité ce que je peux bien foutre là…
Le conducteur retire ses lunettes fumées pour me regarder dans les yeux, prêt à tout.-J’ai vu votre intervention lorsque vous avez intercepté la BMW rouge, tout à l’heure! Il me collait et aurait bien voulu que je double le camion de pompier dans la courbe.
Vous avez fait ma journée, sans aucun doute.Le policier rigole.
-Alors je suis bien content d’avoir fait votre journée!
-Ça ne doit pas arriver souvent, que quelqu’un prenne le temps de vous dire ça?
Le policier me répond en éclatant de rire.

 Ben oui.
Ma journée est faite.
Ouin... Pour moi, c’est un peu paradoxal.

Quelques instants auparavant, je ne savais plus si ma journée était formidable ou non… Et voilà que ladite journée est sauvée parce qu’un citoyen vient de recevoir une contravention.
Croyez-moi, en ce qui me concerne, ça ne me ressemble pas du tout.


Deuxième paradoxe…Mon panier de provisions à la main, je me suis acheté une frite et je me suis trouvé une place pour m’asseoir.
Alors que je picosse mon butin comme une mouette, l’œil torve du prédateur se demandant qui aura assez d’audace pour venir me le chaparder, j’aperçois un futur rapace qui chigne et se démène dans les bras de sa maman.
Il pleure et proteste avec véhémence, ses boucles dorées contrastant avec son teint cramoisi de petit homme contrarié.
Je n’interviens que très rarement avec les enfants.
C’est devenu un sujet un peu tabou, dans notre société.
On entend tellement parler de pédophilie, d’agresseurs et de kidnappeurs d’enfants, que les regards inquisiteurs des parents ont la fâcheuse tendance à être perçu comme des accusations qu’on ne voudrait jamais ressentir, accompagnés d’un jugement horrible au potentiel qui glacerait le sang de n’importe quel bienpensant…
J’en sais quelque chose, je suis moi-même parent.
Je ne sais pas quelle mouche me pique.
Je tente quelque chose.
Décidément, quelle drôle de journée!
Fidèle à mon habitude de polémiste infantilisant, j’imite le petit monstre, en faisant la moue, en frottant mes yeux. Le contact est foudroyant.
Pas comique, de se retrouver dans un miroir de 43 ans.
Puis le sourire.
Décontenancée, c’est la mère et la grand-mère qui ne comprennent plus rien.
Qu’est-ce qui se passe avec le gamin?
Suivant son regard, ils finissent par me voir.
On échange un peu, les banalités de tous les parents.

-Pas facile

-Oui, mais on les aime tant.

 Puis le petit est rendu à ma table. Là, je deviens mal à l’aise. Parce que, comme parent je n’ai jamais aimé que mes enfants approchent des étrangers.
Ça tombe bien, j’ai fini ma frite.
Je m’apprête donc à déguerpir.
Il me lance sont plus tonitruant rugissement. Rien à voir avec un lionceau!
Wouaouh!
Qu’il est fier, ne lui manque que la crinière.
Je lui dis bye bye, accompagné d’un geste de la main.
Il me retourne la pareille.
Je vois ses grands yeux bleus, sa mère et la mère de sa mère.

Tout le monde est conquis. Moi aussi.

Dire que j’ai hésité à vivre ce beau moment à cause de considérations purement virtuelles qui, au fond, ne me concernaient absolument pas… C’est fou ce qu’on peut devenir psychorigide, quand on tient à rester dans notre zone de confort.


Troisième paradoxe…
Je fais la file, pour quitter l’empire de la surconsommation, Costco wholesale, qui contrevient allègrement à la loi 101 du Québec, où toute entreprise doit s’afficher en français.
Je me dis que mon panier est bien vide, à côté des autres.
Désolé Monsieur Costco, je n’ai plus les moyens de nourrir les grandes corporations de ce monde, car ceux-ci nous ont trop appauvris à tout vouloir prendre sans retenu.
L’économie locale est moribonde.
Enfin, c’est ce que les bulletins de nouvelles clament.
Pourtant, le magasin Costco est toujours  bien plein de consommateurs.
 Nous voulions nous donner un pays, mais nous jouons à la bourse et frayons avec le commerce international.
Je crois que pour le nouveau millénaire, nous devrions abolir les frontières plutôt qu’en créer de nouvelles, mais les cupides de ce monde n’ont déjà que faire des frontières. C’est peut-être notre dernière protection que de nous enfermer dans un pays.
Je ne sais pas.
Je crois que personne ne veut céder sa part de privilèges.
Si c’est pas dans ma cour, c’est correct.
L’homme étant ce qu’il est…
Il construit de grandes choses et fais de grands discours, mais il ne fait que rugir.
Il est encore bien petit.
Mais ses parents n’apprécient probablement pas qu’on lui parle.
Il ne sait manifestement pas quoi faire lorsque c’est le cas, de toute façon.
La dame qui vérifie que le contenu des paniers correspond à la facture me fait signe d’avancer.

-Bonne journée
Me dit-elle.

Je réponds en hochant la tête.
Quelques secondes passent.

-Bonne journée vous aussi! Désolé, mais j’avais un bout de frite entre les dents.
Elle éclate de rire.

-Je comprends, moi aussi je n’aurais rien dit!

C’est une belle journée, remplie de rire et de complicités.
Il n’y a pas si longtemps, je priais pour enfin pouvoir sentir le temps filer, doucement.
Je rêvais de voir s’écouler le temps paisiblement, de le palper. J’étais comme un jouet prit dans la tourmente d’une tempête qui se déchainait.
J’étais sans repères. Le travail prenait toute la place.
Puis mon poste a été supprimé.
Avant que je ne sombre, sous la tempête, engloutie dans l’onde qui se tapit sous les vagues furieuses.
J’ai fait naufrage chez moi, sur le chômage.
Je ne me suis pas noyé.
Je constate, avec un peu de recul, à quel point le surmenage et le temps supplémentaire nous tuent à petit feu.
Ils nous rendent laids, irritables, impatients, incohérents
Ils nous refaçonnent, diminuent notre jugement, nous rendent méconnaissables pour nos proches, mais aussi pour nous même.
Je vois le temps passer maintenant.
Je retrouve mon humour, mon altruisme. Je suis revenu à moi, en moi.
Je suis intact. Mais fissuré.
Maintenant, je fais quoi?
Comment je fais, pour travailler et voir le temps passer sans m’abimer dans le délire d’une société en perdition?
C’est quoi, la recette, l’amulette, la protection pour éviter de devenir un zombie qui mange aveuglément la chair de ses semblables?
Je ne veux pas devenir un paradoxe sale.